Evacuation
Quand la guerre éclata en 1939 j’avais 10 ans. Elle dura pour nous 5 ans, jusqu’en 1944, à l’âge de 15 ans. On m’a demandé de confier mes souvenirs, que voici. J’ai essayé de les restituer à l’état pur, aussi brefs que possible, sans les commenter ni les amplifier.
Mon premier souvenir concerne les affiches de Mobilisation Générale et le sentiment d’une lourde épreuve qui menaçait la famille. Mon père, âgé pourtant de 47 ans, était convoqué à la caserne de Douai. Il s’y rendit en même temps qu’un voisin du même âge, Monsieur Delfosse. Il n’y restèrent que quelques jours, sans armes et sans uniforme, et furent renvoyés dans leurs foyers.
Après la déclaration de Guerre, commençait la “drôle de guerre”, tandis qu’on célébrait ma Première Communion. Sans doute des menaces pesaient encore, car la date demeura longtemps incertaine, de même que la présence de mon Parrain Charles, dit parrain Charlot, et mari de Tante Angeline, dite marraine Linette. Finalement parrain Charlot ne put venir. Mais marraine Linette était présente.
La guerre semblait en suspens, et la vie continuait pour moi normalement. Ma première grande impression de la guerre survint fût quand l’Allemagne envahit le Danemark puis la Norvège. La chute de la Pologne avait vite été inéluctable, surtout accompagnée de la trahison soviétique. Mais le terrain de la Scandinavie nous semblait bien plus adverse, et nous croyions tous, enfants compris, que les Alliés s’y montreraient bien “les plus forts”, comme nous le disait la propagande, qui nous disait aussi : “la route du fer est coupée” (route de Narvik, le port norvégien d’exportation du fer suédois). Grande fut la déception qui suivit.
En même temps la “drôle de guerre” se déroulait presque calmement entre notre ligne “Maginot” et leur “ligne Siegfried”. La chanson de Maurice Chevalier, “nous irons pendre notre linge sur la ligne “Siegfried” me reste encore dans les oreilles.
Quand l’Allemagne envahit la Belgique nous crûmes tous revivre le début de la Grande Guerre. Mais les première nouvelles étaient rassurantes, et les Belges, mieux armés cette fois, soutenus par notre Armée, seraient sûrement, le croyions-nous, capables de briser l’invasion allemande sur les défenses du Canal Albert.
La nouvelle, atténuée, de la présence d’avant-gardes allemandes à Sedan, commença à nous inquiéter. Elle était toutefois moins alarmante que le passage sous nos yeux, incessant, des réfugiés belges qui se dirigeaient vers le Sud : ils tenaient en mémoire, la longue et impitoyable occupation de leur pays durant les quatre ans de la Grande Guerre. D’abord faible, mais grossissant constamment, l’exode des belges sapa peu à peu le moral des français du Nord, livrés à des souvenirs identiques. Je ne me rappelle pas si les Belges étaient nombreux à passer par notre ville, mais l’ impression gardée fut immense.
Tandis que peu à peu des familles françaises venaient grossir la foule des fuyards, une hantise identique se mit à gagner le Nord. On croyait retrouver les conditions sévères de l’occupation durant la Grande Guerre, telles que les jeunes risquant d’être envoyés dans d’impitoyables camps de travail, comme ce fût alors pour notre cousin Emile Destombes. Cette hantise collective fît que c’est mon frère qui évacua le premier, partant pour le Sud en bicyclette, avec notre cousin belge Fernand Duquenne.
Le reste de la famille, c’est-à-dire mon père et ma mère, ma grand-mère maternelle et moi, devions sans doute rester, aussi parce que le magasin était rempli de tissu prêt à la vente pour la saison d’été.
C’est alors qu’entre voisins naquit le projet d’un départ commun de quatre voitures, dont les Delfosse (dèjà cités), Albert le coiffeur et sa famille, et l’organisateur de l’expédition, Monsieur Delplanques l’imprimeur.
Comme la plupart, on ne pensait pas aller très loin. Ainsi en 14/18 la ligne de front était très restée très proche durant toute la guerre. Du reste notre voiture, une Citroën achetée d’occasion et qui peinait même à “faire les marchés”, aurait-elle été capable d’un long voyage ? Monsieur Delplanques se souvenait d’un charmant petit village du Boulonnais, demeuré loin du front en 14/18, qui nous aurait facilement accueillis, le temps peut-être de voir comment se déroulaient les évènements. Je n’ai pas retenu le nom de ce village aux maisons blanches qui contrastaient avec mon horizon roubaisien de briques rouges et de fumées des usines.
Ce n’était pas la route du Sud, mais celle de l’Ouest. Elle était dégagée, libre de réfugiés, et le soir même nous étions dans le Boulonnais. Sans doute le lendemain les nouvelles furent-elles mauvaises, laissant présager une ligne d’arrêt de l’invasion située plus au Sud, car nous partîmes cette fois vers le Sud, en suivant la côte de la Manche, qu’on appelle maintenant Côte d’Opale.
Mes souvenirs de cette journée sont à la fois vifs et confus. Routes encombrées de véhicules, marche au pas, engorgements aux carrefours, angoisse sur la capacité du véhicule à continuer la route, ou frôlements avec les autres voitures, chacun prétendant se frayer le passage, confusion totale, affolement général. Un moment nous avons dû nous réfugier dans les fossés qui bordent la route, sous la menace d’avions en piqué, au son des rafales de mitrailleuses toutes proches. Devant un carrefour semblant insurmontable, mon père, à bout de nerfs, en entendant la réflexion d’un passant hostile aux réfugiés, sortit furieux du véhicule pour l’interpeller. Ma mère affolée, parvint à l’arrêter et à le ramener au volant.
Tout le monde avait le même but : atteindre la ville de Rue et le pont sur la Somme avant que la route de fuite ne soit coupée par l’avancée des blindés allemands. Comment étions-nous informés ? Je crois de proche en proche, plus que par la radio. Dans la cohue qui fixait sur place tous les véhicules, je me souviens m’être éloigné quelques instants dans une ruelle adjacente. J’y vis un groupe de militaires français qui s’étaient éloignés pour abandonner armes et uniformes. Je ne sais pas quel était leur état d’esprit, j’ai conservé le souvenir de leurs regards inquiets et honteux, et je crois me rappeler d’un tas de fusils brisés en deux. Entretemps la route, coupée du reste de la France apparut définitivement bouchée et, leurs conducteurs découragés, les autos se mirent pour la plupart à revenir en sens inverse, comme si la partie était finalement perdue.
Deux voitures manquaient alors à notre groupe, et seuls les Delfosse se trouvaient encore avec nous. Des milliers de réfugiés recherchaient en même temps un gîte pour la nuit. Pour nous ce fût la grange d’une grande ferme à Wailly-Beaucamp, non loin du Touquet, qui accueillit en même temps plusieurs dizaines de personnes. J’ai conservé un bon souvenir des fermiers si accueillants.
Nous dûmes y passer plus d’un mois, car les réservoirs d’essence de nos deux voitures étaient à sec. Tous les réfugiés partageaient cette situation, et très vite il se livra une sorte de marché noir du carburant. Après quelques insuccès, mon père en trouva, en provenance semble-t-il, des stocks de l’armée allemande !
Retour sans problème, la maison était en ordre, les marchandises intactes. Par précaution, l’oncle Auguste y venait tous les matins, afin de donner des signes de présence en descendant les persiennes de la devanture.
Mon frère et le cousin Fernand étaient déjà rentrés. Leur équipée s’était déroulée sans incident notable, et la nouvelle de la percée allemande les avait atteints quand ils étaient encore proches.
J’ouvre maintenant le chapitre de mes souvenirs de l’occupation, qui a duré quatre ans, le temps de mon adolescence.
Comparée à la période 1914/1918, l’occupation allemande 1940/1944 fût, à Roubaix, à la fois moins dure et plus mouvementée. Mes souvenirs vont de l’âge de 11 ans à celui de 15 ans, et il s’y mêle mes souvenirs scolaires. Mes écoles durant cette période : l’école libre du quartier Saint-Jean-Baptiste, le quartier que nous habitions, puis l’Institution Saint-Louis, dans le centre de Roubaix.
Comme tous les écoliers, j’allais à l’école à pied, par tous les temps. Le midi on revenait à la maison pour déjeuner. La cantine n’existait pas.
Les informations.
On n’a entendu parler de la France Libre que bien après l’armistice et la fin des combats en France. Nous étions surtout accablés par la défaite, et inquiets sur le sort des soldats français prisonniers en Allemagne. C ‘est plus tard que l’on imagina la continuation de combats au nom de la France, alors que l’on cherchait des nouvelles sur la poursuite de la guerre par les Anglais. Mon père sut remettre en service un poste à galène qui lui permettait de capter Londres, mais par la suite nous nous sommes servis durant toute la guerre d’un poste de récupération plus moderne.
Au début Pétain était vu positivement et tout le monde lui faisait confiance. La propagande de Vichy était sans doute efficace, elle nous faisait retrouver un peu de fierté et d’espoir malgré la défaite. La France n’était pas entièrement occupée, le gouvernement maintenait l’ordre dans le pays et assurait la continuité, nos colonies étaient conservées, et notre marine invaincue.
Par ailleurs l’armée allemande semblait invincible, surtout après ses victoires successives dans les Balkans (Par la suite, les succès japonais furent vécus de la même façon). On n’était pas ou mal informés de la progression de la France Libre dans les colonies. La bataille d’Angleterre nous était connue à travers la propagande allemande, mais on y comprit assez vite qu’elle représentait pour l’Allemagne un échec. Dans cet état d’esprit, la destruction de la flotte française à Mers-el-Kébir fut vécue comme une trahison de la part des anglais.
On ne fit connaissance avec De Gaulle que peu à peu, et Pétain garda longtemps son prestige. Du reste, des prisonniers pouvaient rentrer. Au final, c’est l’espoir d’une entrée en guerre des Etats-Unis qui maintenait notre confiance dans une défaite allemande.
Très vite on se mit à écouter Londres tous les soirs. On appréciait par-dessus tout les commentaires de Maurice Schumann. Une rengaine de l’époque continue de hanter ma mémoire, celle-ci : “Radio Paris ment, Radio Paris est allemand”. A l’issue des informations, la litanie des messages personnels nous plongeait dans le mystère d’une guerre secrète.
Il reste que la propagande la plus envahissante était celle de la radio officielle, aux ordres de l’Occupant, la seule disponible toute la journée. Elle employait des journalistes-vedettes très habiles, qui savaient retenir l’attention, mais qui en fin de compte n’étaient jamais convaincants La déportation forcée des jeunes en Allemagne vint détruire définitivement notre mince confiance en Vichy, malgré les bombardements des villes françaises qui servaient sa propagande. La suppression de la zone Libre, le sabordement de la Flotte Française, plus tard l’entrée en guerre des Etats-Unis firent le reste, et l’on attendit la libération avec ardeur.
L’invasion de la Russie nous semblait un cadeau du ciel, en opposant l’une à l’autre les deux dictatures. La guerre en Russie a été suivie à travers la propagande des Alliés, car on n’écoutait plus Radio-Paris.
Le journal “Nord-Eclair” parut durant toute la guerre, mal encré, réduit à une ou deux pages d’un très mauvais papier, dont une page de nouvelles, après censure bien entendu. Il était distribué à domicile, et ma grand-mère guettait des heures durant son apparition sous la porte, parfois des heures. Les vieux journaux étaient réutilisés en papier toilette, ce qui au préalable leur valait la faveur d’une deuxième lecture.
L’école.
Je ne conserve pas sur mon école primaire des souvenirs qui seraient liés à la guerre. J’allais à l’école “libre” saint-Jean-Baptiste dont le Directeur, tandis qu’il me faisait participer aux concours paroissiaux, me poussa à poursuivre des études au delà de son école. Un jeune voisin de mon âge, Daniel, que j’écoutais avec plaisir quand il jouait de son accordéon, fréquentait l’école “officielle” et me fit rencontrer son directeur, que je trouvai animé de la même passion de l’éducation que le mien. Ses élèves, issus en général de familles moins éduquées, fréquentaient son école jusqu’au “certificat d’études”.
Une fois réussi le certificat d’études, ou “certif”, les lauréats défilaient bruyamment dans les rues, en chantant au nom de leur école. Il me semble encore entendre le choeur des élèves de l’école située rue du Coq : “La Rue du Coq, ne périra pas”, répété de nombreuses fois.
Mon frère avait été, à l’âge de 14 ans, gagné par la vocation de la boulangerie-pâtisserie et fût apprenti boulanger, avant de devenir gravement atteint d’une pleurésie. Il devait par la suite regagner le terrain perdu en matière d’éducation.
A l’Institution Saint-Louis, que je fréquentais ensuite, on ne parlait pas de guerre durant l’enseignement. Il s’y produisit un incident vite étouffé, mais qui filtra entre nous : l’institution aurait hébergé clandestinement une personne recherchée par les occupants, soldat allié ou résistant, fait qui fût dénoncé par un élève. L’institution fut fermée un jour ou deux. L’élève, que je ne connaissais pas, s’appelait Flipo, et disparut de l’école.
Je ne le revis que plus tard, après la Libération, et mis du temps à croire en la réalité des faits. Il était comme moi devenu élève du Lycée de Tourcoing, et faisait maintenant partie des communistes du Lycée !
J’ai connu à Saint-Louis un professeur, prisonnier libéré, prêtre qui enseignait l’allemand. Il avait un très bon accent et c’était un excellent professeur. Les autres professeurs, bons en général, étaient laïcs pour la plupart; tous se gardaient de toute polémique guerrière, mais laissaient transparaître l’amour du pays, voire l’opposition à l’occupant.
J’ai le souvenir marquant d’une manifestation des écoles imposée sans doute par le régime de Vichy, et qui mena les élèves de toutes les écoles au plus grand Cinéma de la Ville, appelé le Colisée. Je conserve en tête le chant “Maréchal nous voilà, devant toi le Sauveur de la France, nous jurons, nous tes gars, de garder et de suivre tes pas”. Paroles vagues, de pure allégeance, typiques de la propagande vichyssoise vers la jeunesse.
Toutes les écoles recevaient des biscuits appelés “biscuits caséinés, à distribuer par rations aux élèves durant la classe, afin d’aider leur croissance.
Je n’avais pas l’âge des mouvements de jeunesse mais mon frère, mon aîné de 7 ans, était sans doute concerné, bien que les “Chantiers de Jeunesse” fussent limités à la zone libre. Je me souviens d’une activité de jeunes liée à la J.O.C. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) dont il faisait partie.
Le rationnement.
Je n’ai pas souffert de la faim, si ce n’est des privations. Il faut ici rappeler que notre régime normal, d’avant la guerre, était à base de pain, et de peu de viande. Basé sur les légumes et les produits de proximité, il ne peut pas être comparé aux régimes d’aujourd’hui. Quant aux boissons, on ne consommait que rarement les vins et les alcools, à l’exception des estaminets, où nos parents n’allaient jamais.
Si c’était nécessaire, sans doute nos parents se privaient eux-mêmes et sans le dire. Mon oncle Auguste avait épousé une femme plus jeune que lui de 20 ans, on l’appelait Marraine Louise. Elle avait la Direction d’une fabrique de chaussures, un article rare et convoité. Elle recevait de nombreux cadeaux de nourriture en échange de chaussures et nous en faisait profiter.
Ma mère, commerçante en tissus, avait certainement la possibilité de faire du marché noir, mais se contentait je crois, de bénéficier des courtes faveurs des collègues, commerçants du quartier, car elle n’a pas dû faire la queue pour la nourriture, comme la plupart. Du reste, son commerce lui interdisait de s’absenter. Elle gérait nos tickets de rationnement. Nos vêtements étaient portés jusqu’à l’usure complète, après ravaudages et réparations autant qu’il était possible.
Nous avons été approvisionnés en charbon durant toute la guerre, mais très légèrement et toujours dans l’incertitude des livraisons. On ne chauffait que la cuisine, en prenant soin de ne rejeter après combustion aucun morceau encore capable d’apporter quelques calories. Il arrivait que l’on allume exceptionnellement le chauffage de la salle à manger, le plus souvent inoccupée car trop froide. Son conduit de cheminée passait par la chambre de ma grand-mère située au premier étage, y apportant croyait-on, encore un peu de chaleur durant la nuit.
Quant à nous, au deuxième étage, mon frère et moi dormions dans le même lit, nous réchauffant l’un l’autre. Notre mère nous proposait une brique chaude, que l’on montait dans une chaussette, mais nous y renoncions le plus souvent. L’hiver, au petit matin les vitres étaient complètement givrées.
Bien entendu la viande de boeuf était rarement au menu, mais plutôt le jambon et les saucisses. le poisson était plus fréquent je crois. Pas de poissons fins bien entendu, Huîtres et crustacés me sont demeurés inconnus jusque longtemps après la guerre.
Le pain, que tout le monde appelait le pain caca, avait une couleur qui du reste rappelait parfaitement des déjections d’animal. Il était très mauvais, mais sans doute avions-nous faim car nous le mangions avec appétit.
Le café d’origine avait disparu, remplacé par un article inconnu censé remplacer les cafés exotiques. Il en avait bien la couleur, mais lui prêter le goût du café demandait un gros effort d’imagination. Si l’on avait de la chance, on triait en remplacement de la chicorée.
La bière nous était livrée en tonneau, qu’il fallait “mettre en perce”. Parfaitement insipide, il convenait de la consommer rapidement, car en peu de temps elle “mâtonnait”, se couvrant de particules blanches qui achevaient de détruire son goût.
Je ne me souviens pas des rations de beurre, sans doute étaient-elles réservées à la cuisine. Je crois que l’approvisionnement de cet article rare venait de Marraine Louise.
Etant jeune et en pleine croissance, j’avais droit à des rations très limitées d’un chocolat que l’on appréciait malgré sa piètre qualité. Ma grand-mère aussi en bénéficiait et, comme moi, les savourait par très petits morceaux.
Les pommes de terre étaient rationnées et nous en consommions par petites quantités. On y suppléait par les légumes, choux, betteraves, etc… J’ai même dû manger du rutabaga, par bonheur rarement, car ce n’est vraiment pas bon. Une occasion nous fût offerte par le prêt d’un petit terrain situé près du Parc de Roubaix. Nous nous y rendions en promenade afin de bêcher et planter des patates. Quand vint le moment de la récolte nous étions pleins d’espoir. Hélas, la terre ne contenait que nos plants en décomposition. Décidément, mon père n’avait pas la bosse d’un agriculteur.
Un jour Marraine Louise nous remit un cadeau qu’elle avait reçu. Il s’agissait d’un lièvre à peine faisandé, et nous nous faisions une fête de la dégustation à venir, quand nous nous aperçûmes que son crâne était couvert de vers. L’idée du festin s’évanouit d’un seul coup, mais que faire du cadavre ? Nous allâmes tous deux, mon père et moi, l’enterrer clandestinement dans un terrain vague.
La maison renfermait une cour de quelques M2 où il était possible, dans le coin, d’élever une cage à lapin, que fit mon père. Jeannot notre lapin était un lapin comme il convient, calme et peu loquace, qui consommait avidement le moindre brin d’herbe venu à sa portée. Celle-ci, article rare et recherché, faisait l’objet de nos fouilles sur tous les terrains à la ronde. Mon père et moi passions de longs moments à caresser Jeannot, comptant peut-être par là favoriser sa croissance. Et nous mangions avec la même ardeur notre part de lapin quand avait lieu, après l’immolation par le boucher notre voisin, le festin familial.
Outre la bière, ou une fois celle-ci devenue imbuvable, nous buvions notre eau, réputée excellente. Nous n’étions pas rattachés au réseau d’eau de la ville, trop cher, mais de deux pompes dans notre cour, l’une pour l’eau de pluie, l’autre pour l’eau de citerne. Cette dernière était sujette à des pannes de fonctionnement qui requéraient chaque fois un fin réglage dont mon père avait le secret.
Disposant de beaucoup de temps, mon père, animé peut-être de la nostalgie de son passé, fabriqua un métier à tisser artisanal dans l’ambition de confectionner des écharpes de laine. Comme tout manquait, il dût sans doute utiliser du fil de récupération, car l’écharpe ainsi réalisée se présenta trop raide et rêche, et personne ne sut la porter.
Une fois libérés, nous comptions bien retrouver la fin des privations. Eh bien non ! Nous demeurâmes rationnés longtemps encore, à la différence de la Belgique où tout semblait redevenu comme avant, du moins concernant l’alimentation. On disait que les belges devaient ce privilège à la présence du port d’Anvers, utilisé par les armées alliées pour leurs ravitaillements.
Les Allemands.
Je ne me souviens pas des premiers allemands que nous avons rencontrés, mais de l’impression que nous ont laissée leurs défilés de soldats jeunes et vigoureux, chantant bien au pas des chansons de marche, telles que que le sempiternel “Ali-alo-ala”. Je ne sais s’ils étaient sélectionnés, ou le fruit de mon imagination, mais ils nous renvoyaient l’image de notre propre armée, déconfite et en déroute… A mon niveau d’enfant, je ne sus rien de la campagne de France, pourtant si meurtrière.
Par la suite évidemment l’occupant se révéla sous son vrai jour, et le soldat allemand engendra la crainte, voire la terreur. Pourtant il vivait près de nous. Il y avait dans la proximité immédiate une propriété entièrement ceinte de murs de briques de 4/5 mètres de hauteur, propriété d’un industriel roubaisien, dénommé Huet, propriété que je connaissais un peu pour y avoir profité de quelques après-midi de patronage avant la guerre. J’avais eu du reste à longer journellement ce mur en me rendant à l’école primaire Saint-Jean-Baptiste deux fois par jour.
Bien entendu les allemands occupèrent la propriété durant toute la guerre, et avaient installé une guérite d’observation sur le mur, au coin qui nous faisait face, et à 200 mètres environ. Or, pendant la bonne saison, tous les soirs les habitants du quartier restaient assis devant leurs maisons, de préférence à califourchon sur leurs chaises, en observant les rares passants, comme parmi eux Jean-Baptiste Lebas, ancien maire socialiste de Roubaix. A huit heures précises, sous les yeux, ébahis j’imagine, de la sentinelle allemande, tout ce monde pliait bagage et rentrait précipitamment afin d’écouter “Ici Londres, les français parlent aux français”, en savourant sa prochaine débâcle.
Notre vision idéaliste des soldats allemands fit rapidement place à la terreur avec les exécutions d’otages qui faisaient suite aux attentats. On évitait soigneusement tout contact avec les soldats allemands qui, de leur côté, se sentaient sans doute en sécurité à Roubaix, comme en témoigne un fait divers que je relate ici.
Agé alors de 13/14 ans, je me promenais dans le centre de Roubaix avec un camarade lorsque nous , eûmes à croiser un allemand qui dans un grand vélo roulait paisiblement vers nous. Belle occasion pour mon camarade : il fit brutalement en sa direction un geste, qui, sans coup férir envoya l’allemand au pavé, vélo piteusement brinquebalant. Il ne nous restait qu’à prendre les jambes au cou, un peu inquiets de notre fait d’armes, et l’allemand qui tentait vainement de nous rattraper.
A quelques mètres de notre maison, au coin de la rue de Ma Campagne, se trouvait un café tenu par une femme dite de mœurs légères, qui avait (je le sus plus tard) un amant allemand. Ce café était pour le voisinage, un objet de crainte et de mépris, et je sus plus tard que sa propriétaire n’avait pas échappé à la tonte des cheveux, de rigueur lors de la libération.
La campagne de France des alliés en 1944 s’acheva avec la retraite hâtive des occupants marquée par l’horrible massacre d’Ascq, village tout proche, dont la rumeur nous arriva comme instantanément. On se mit ensuite à attendre la libération, précédée de la fuite des allemands. Je me souviens de m’être rendu avec mon père sur la rue de Lannoy où, comme prévenue de l’évènement, une petite foule attendait en silence nos libérateurs. Une grosse moto dont le conducteur arborait un drapeau tricolore passa rapidement devant nous, accompagnée dans son vacarme par des explosions. Y avait-il des poursuivants hostiles ? Je ne sais pas. Mon père reçut à la tête comme un minuscule éclat qui le laissa moins inquiet que vibrant de joie patriotique, comme tous les spectateurs.
Nos occupants en fuite, nous entendîmes durant plusieurs jours à entendre des explosions provenant due la propriété dite “Château de la Marquise”, située à Hem le village voisin. Il s’agissait disait-on d’explosifs laissés par les allemands avant leur départ.
Les Alliés traversèrent la région sans s’arrêter, et pour les voir il fallut marcher vers la campagne, à Forest où un détachement de canadiens cantonna quelques jours. Contrairement à notre attente, ils ne parlaient qu’anglais, mais distribuaient des friandises aux enfants, et des cigarettes américaines aux plus grands.
Plus tard, l’offensive allemande de Bastogne nous laissa indifférents, presqu’incrédules, sûrs comme nous l’étions de l’invincibilité des Alliés. L’information du reste restait très vague sur le sujet.
Les loisirs.
Une grosse partie de nos loisirs se passait à suivre sur les cartes, plus ou moins bien, les théâtres de guerre. Les paroisses et leurs patronages offraient des distractions variées : boules pour les aînés (femmes absentes), football dans les cours pour les jeunes de mon âge.
Je me souviens avec émotion d’avoir découvert l’existence d’une bibliothèque de prêt dans un local écarté de la paroisse, et la possibilité d’y emprunter des romans, policiers ou d’aventure, bibliothèque ouverte tous, même à des garçons de mon âge.
Grâce à cette bibliothèque, Marcel Leblanc et Fenimore Cooper, inconnus jusque là, venaient à ma portée. Car chez moi on lisait très peu de livres, mon père pourtant écrivait correctement l’anglais et le français, ma mère bien qu’ancienne institutrice n’avait sans doute pas le temps.
Au patronage les jeunes jocistes mettaient en scène de temps en temps des pièces de théâtre assez drôles, assidument fréquentées. Ces pièces, hors du temps, faisaient beaucoup rire, loin de toute actualité. Pour les enfants, durant les vacances, on projetait des films de Laurel et Hardy, fréquemment en mauvais état et sans cesse coupés dans la désolation générale.
Le cinéma du quartier, rue Decrême, qui présentait des séances une ou deux fois par semaine, était toujours plein. On présentait les actualités, de la pure propagande, et deux films, quelques-uns d’avant-guerre, mais pour la plupart de nouveaux films français, tels “La Belle et la Bête” de Jean Cocteau, avec Jean Marais, encore présenté en TV récemment. Autres films renommés de cette époque : “Le Corbeau”, “Les Visiteurs de Soir”. Bien sûr, on appréciait particulièrement les films avec Fernandel. Durant les vacances les patronages projetaient des films de Charlot et Laurel et Hardy, usés à force d’être projetés et qui cassaient aux moments les plus drôles ou pathétiques.
La religion.
Je n’ai jamais vu les églises aussi remplies que durant la guerre. Sans doute avions-nous tous à prier pour un proche en détresse ou en danger (prisonnier de guerre, menace de travail obligatoire en Allemagne), ou craignions-nous d’être victimes des bombardements et raids aériens. Les paroissiens étaient nombreux, et assidus aux offices dominicaux, joints par de nombreux fidèles venus de tous les horizons.
Ma mère ouvrait-elle encore son magasin le dimanche matin pendant la guerre ? Je le pense. Elle se sentait bien gênée devant les pancartes à la sortie de l’église, disant :”N’achetez jamais le dimanche, achetez en semaine, dans les magasins fermés le dimanche”.
Au mois de mai nous nous rendions à pied en pèlerinage, à l’église de la Marlière à Tourcoing. La foule y était nombreuse, venant aussi de la Belgique toute proche.
Les raids aériens.
Sans doute nous trouvions-nous sur la route des avions alliés qui allaient bombarder des objectifs en Allemagne. Chaque nuit, réveillés par les sirènes, nous entendions, comme un rituel, le lourd ronflement des moteurs des forteresses volantes et les explosions des tirs de la DCA allemande qui les visaient, éclairées par les projecteurs qui les rendaient visibles et menaçantes. Mais nous savions que nous n’étions pas visés et nous continuions à dormir tranquillement, convaincus que les allemands finiraient par se déclarer vaincus.
Mon frère et moi, qui dormions sous les toits au deuxième étage, étions habitués à ce rituel nocturne, qui pourtant nous ménagea la surprise de voir une fois par la lucarne, éclairé des projecteurs allemands, un petit avion en chute libre. Vue saisissante qui nous ne nous empêcha pas de nous rendormir paisiblement. On sut plus tard que le choc avait eu lieu dans une cour à proximité sans causer de victimes.
Pourtant il arrivait que des objectifs tout proches étaient visés, il s’agissait des usines et hangars ferroviaires de Fives ou du Sapin-Vert dans la banlieue de Lille.
Les survols de jour étaient très rares, et l’un d’eux, survenu par beau temps, eut une issue fatale, que voici décrite.
C’était une alerte en plein jour. Dans notre quartier nous étions tous dehors, admirant la puissance des Alliés et l’invincibilité de leur aviation. Leurs avions volaient bas et on pouvait nettement les distinguer un par un. C’est alors qu’il se détacha d’entre eux comme des objets et je me rappelle la réflexion d’un des spectateurs béats que nous étions : “ils jettent des petits papiers” suivie à la seconde d’un sifflement long et terrifiant, vite arrêté, sans bruit d’explosion me sembla-t-il.
En fait c’étaient des bombes lancées par erreur, et tombées à proximité, dans le quartier du Pile. La nouvelle se répandit rapidement, que beaucoup de maisons étaient détruites, et les morts de civils nombreuses. Dans les jours qui suivirent nous pûmes nous rendre dans ce quartier méconnu (pourtant celui de ma future femme ! ). Je conserve le souvenir terrifiant de maisons éventrées ou totalement en ruines. Nous pensions émus à la frayeur éprouvée par les survivants, et ne nous expliquions pas l’origine de cette erreur d’objectif qui nous laissa pleins de doutes, avec une angoisse jusque là méconnue.
Plus tard c’est de jour que la guerre aérienne affecta à nouveau la région. Il s’agissait des Vl, bientôt suivis des V2, que les Allemands dirigeaient tant bien que mal vers l’Angleterre. Mises au point hâtivement, les premières de ces torpilles s’écrasaient au sol près de leur lieu d’envoi, ou bien revenaient en arrière dans un joyeux bruit de crécelle qui sema rapidement la terreur. C’était bien un dernier essai désespéré des Allemands pour retourner la situation, qui pour nous évoquait mieux encore la prochaine Libération.
Les vacances.
Les jeunes des paroisses vivaient leurs longues vacances, assistés par le Clergé, qui ouvrait les patronages à tous ceux qui s’y présentaient, et organisait des jeux. A mon âge on jouait plutôt au football dans les grandes cours, avec des ballons de fortune, aussi bien que les poteaux de buts.
Notre mère eût l’idée de prier son amie Adèle, l’épouse du coiffeur Albert notre voisin roubaisien, de nous héberger mon frère et moi durant quelques semaines de vacances. Albert, parti avec nous dans la caravane de l’évacuation, avait eu la chance de passer l’obstacle de Rue juste avant l’arrivée des allemands, ce qui de fil en aiguille le mena au petit village d’Ouerre, situé en Eure-et-Loir entre Dreux et Chartres. Nous fîmes le voyage en train, et après plusieurs changements nous fûmes accueillis en charrette à cheval, devenue le moyen de locomotion général dans cette région très cultivée où les enfants d’Adèle commençaient à prendre racine. Le but était de favoriser par une nourriture abondante, la croissance des enfants des villes que nous étions, but pleinement atteint, car je garde un très bon souvenir de cette prise de connaissance de la vie des champs dont j’ignorais presque l’existence.
Le commerce.
Je pense que, lorsqu’éclate la guerre, et une fois remboursées les dettes pour l’achat de la maison, nos parents espéraient sans doute vivre mieux de leur commerce. Malheureusement la pénurie d’essence ne permettait pas de vendre dans les marchés hors de la ville. Il fallut se contenter du marché dominical de Roubaix, et surtout du magasin à domicile, magasin de quartier où ma mère, qui faisait les achats, s’était spécialisée en soieries lyonnaises. La vaillante B14 fut cédée, et je crois que dès cette époque mon père reprit sa présence au marché dans le centre de Roubaix, où il se rendait en transportant ses marchandises sur une charrette à bras qu’il avait fait lui-même, et qui l’accompagna jusqu’à la retraite.
J’ignore le détail des règlements, mais en raison du rationnement les clientes devaient présenter en contrepartie de leurs achats des tickets, qu’il fallait ensuite coller sur des cartes à présenter aux contrôleurs si visite de leur part. Mes parents n’ont pas fait de marché noir, mais redoutaient néanmoins la visite desdits contrôleurs, qu’on disait peu enclins à l’indulgence, même pour de faibles erreurs.
Les Juifs.
Très étonnamment, nous n’avons rien su de l’horreur des camps de concentration durant la guerre. Nous ne connaissions pas de Juifs, à l’exception me dit-on plus tard, d’un marchand du marché de Roubaix, juif qui porta l’étoile jaune jusqu’au bout sans être inquiété.
Notre source d’informations la plus sûre demeurait l’émission de la BBC destinée aux français, et jamais on n’y parla de la gravité des sévices subis par les juifs, encore moins des camps de concentration.
Un soir la BBC eut le plaisir de nous présenter un nouveau “français libre” à peine arrivé à Londres : le célèbre fantaisiste Pierre Dac. C’était une grande joie d’entendre Pierre Dac, et de le voir se joindre aux journalistes français “d’Ici Londres, les Français parlent-aux français”. Mais l’annonce fut faite sans préciser que Pierre Dac était juif, et qu’il avait fuit les sévices des Allemands ou de Vichy.
Le travail obligatoire en Allemagne.
Je termine ce récit par l’évènement du Travail obligatoire en Allemagne, qui conduisit en Allemagne 750.000 jeunes français de l’âge de mon frère, pour y travailler dans des usines de matériel de guerre. Voici comment mon frère y échappa de justesse.
Jusque là il s’était tenu à l’écart de toute propagande, bien qu’enrôlé sur place dans des sortes de chantiers de jeunesse, une création du gouvernement de Vichy destinée à “occuper” les jeunes de son âge. La convocation au Travail obligatoire en Allemagne nous fit trembler d’inquiétude. Mon frère, par suite de sa pleurésie, demeurait fragile. C’est la situation de Marraine Louise qui devait le sauver, non sans mal.
L’usine de chaussures qu’elle dirigeait fournissait, entr’autres, des officiers de l’Armée Allemande, dont le représentant auprès de l’usine, après tractations, se mit en rapport avec le médecin-officier chargé d’examiner les jeunes français destinés à la déportation. Celui-ci déclara mon frère inapte au Travail obligatoire en Allemagne. Ce fut un soulagement général pour tous, et surtout pour notre mère qui demeura pourtant très affectée.
Nous nous mîmes alors à attendre impatiemment le débarquement des Alliés et la libération à venir.