Chapitre 1
Un paradis sur Terre (28 juillet 2009, 13h à Madère)
Rémi Carlier monta dans le taxi jaune qu’il avait arrêté à la sortie de l’aéroport de Madère et le chauffeur démarra en trombe dans un bruit assourdissant. La voiture sortit du parking et s’engagea sur l’autoroute menant à Funchal, où la circulation n’était pas dense à cette heure de la journée. Rémi se retourna sur son siège pour admirer l’aéroport qui s’éloignait derrière lui. Cet édifice était une véritable prouesse architecturale et forçait l’admiration. Quelques années auparavant, l’aéroport de Madère était considéré comme un des plus dangereux du monde car la piste d’atterrissage était trop courte et les avions allaient parfois trop loin et tombaient à l’eau. Les gens en avaient donc peur et les touristes fuyaient l’île, ce qui n’est pas bon pour une économie reposant essentiellement sur le tourisme. Mais depuis, les Madériens avaient construit l’extension de la piste. Un travail pharaonique. La piste originale était à flanc de montagne, mais ce flanc était courbe, il était donc impossible de prolonger la piste en le longeant. Les Portugais avaient pallié à cette difficulté et prolongé cette piste en la mettant sur pilotis. Quelques 400 pylônes de béton soutenaient cette infrastructure gigantesque.
De plus, pour ne pas perdre de place, des stades et des terrains de tennis avaient été installés sous la piste et faisaient le régal des week-ends des habitants de Funchal. Et ainsi l’aéroport de Madère était devenu international. Des touristes de toute l’Europe et des Etats-Unis venaient dans ce petit bout de terre portugais, à 700km des côtes marocaines, pour des motifs différents : bronzer et se baigner, ou faire de la marche.
Carlier, lui, était un Français de 35 ans blond, grand et musculeux, venu pour des raisons tout à fait professionnelles. Il était policier, et un criminel Français avait été arrêté par les autorités portugaises. Le travail de Carlier était de l’interroger et d’organiser son rapatriement en France dans les plus brefs délais. Ce n’était pas facile à partir d’une île car le trafic aérien était très contrôlé et il était compliqué d’intercaler un vol pour un seul passager, surtout en plein été. Rémi lui-même était venu par une ligne régulière de la TAP, avec une escale à Porto. Mais même si sa mission comportait certains aspects négatifs et compliqués, il s’estimait heureux d’avoir été envoyé au soleil. De plus, il savait qu’il n’aurait pas à gérer personnellement le criminel car la police de Madère lui apporterait toute l’assistance nécessaire à l’accomplissement de sa mission.
Le taxi arriva à Funchal, qui veut dire « ville du fenouil » en portugais, sans pour autant ralentir sa folle allure, et déposa Carlier à son hôtel. C’était un grand immeuble, proche du bord de mer, d’aspect très exotique et surtout très bien placé par rapport au centre-ville de Funchal. Carlier sourit, prit ses bagages et rentra dans l’hôtel où l’air conditionné le fit frissonner. Il fut accueilli comme un prince à la réception et un petit homme parlant un français hésitant lui montra sa chambre. Une fois installé, Carlier le remercia et lui glissa un petit pourboire dans la main. Le petit homme se répandit en remerciements et quitta la chambre.
Une fois seul, Carlier ouvrit la porte-fenêtre et s’avança sur la terrasse attenante à sa chambre. Il posa ses deux mains sur la balustrade d’acier et huma l’air marin. Une mer d’un bleu azuréen s’étendait à ses pieds et Carlier la contempla quelques instant en essayant de se rappeler depuis combien de temps il n’était pas allé en vacances à la plage, puis retourna dans la chambre. Il s’assit sur le lit, ouvrit sa mallette noire et en sortit un épais dossier. C’était celui de Marc Lambruscino, le criminel dont il devait organiser l’extradition en France. Rémi se rappela le briefing quelques jours plus tôt dans le bureau de son patron.
Rémi Carlier était officiellement en vacances depuis deux jours quand le téléphone avait sonné chez lui. Il savait que ce n’était jamais une bonne idée de décrocher lorsque l’on était en vacances, surtout lorsque le numéro était vraisemblablement celui du bureau, mais comme souvent chez Carlier, l’instinct du devoir l’avait emporté.
Son patron était au bout du fil et le demandait de toute urgence. Sans hésiter, le jeune homme avait donc sauté dans son costume, puis dans sa voiture, et s’était rendu au commissariat central de Paris. Une fois arrivé, le commissaire principal Jacques Leroi, l’avait accueilli d’une poignée de main ferme, et l’avait remercié de s’être déplacé pendant ses vacances.
« Bien sûr, nous vous dédommagerons financièrement du dérangement occasionné, » avait promis le commissaire principal. Mais Carlier avait poliment décliné l’offre. Etant toujours célibataire et n’ayant aucun membre de sa famille en France, il ne voyait aucun inconvénient à déplacer ses vacances, du moment qu’il pouvait les prendre. Il savait également qu’en refusant tout dédommagement, ce qu’il faisait se transformait en service rendu à son supérieur et qu’il pourrait solliciter un renvoi d’ascenseur si les circonstances venaient à l’imposer.
Le commissaire principal avait ensuite conduit Carlier à son bureau et avait ouvert un gros dossier, le même que Carler transportait aujourd’hui sur lui.
« Connaissez-vous Marc Lambruscino ? avait demandé Leroi.
-De réputation, avait répondu Rémi. Il est responsable de plusieurs braquages, dont un à la Banque de France en 1999. Il est considéré comme le gentleman du vol car il a beaucoup de classe dans sa manière de procéder. Il ne laisse jamais de cadavre derrière lui et ne fait même jamais preuve de la moindre violence. Il est apprécié de ses hommes et reconnu comme un des génies de sa profession. On dit même que Steven Soderbergh s’en serait inspiré pour faire le personnage de Danny Ocean dans Ocean’s Eleven et ses innombrables suites fortement décroissantes en qualité.
-J’ignorais ce dernier détail.
-Il a toute son importance car Lambruscino ménage maintenant son image de marque et tente des coups de plus en plus audacieux, et ayant de plus en plus une portée « morale », pour autant que cela veuille dire quelque chose dans ces milieux là. En gros, il ne vole qu’aux très riches.
-Je vois que le dossier ne vous est pas inconnu, j’ai bien fait de vous rappeler ! En effet, Lambruscino vient d’être appréhendé par les autorités portugaises sur l’île de Madère.
-Intéressant. Que venait-il faire là ?
-Ce sera à vous de le découvrir s’il accepte de vous parler. Vous devrez l’interroger et organiser son rapatriement en France. D’après mon correspondant à Madère, un certain Felipe Castro, il n’est pas très bavard, mais peut-être que vous saurez faire preuve de plus de persuasion que lui. Des questions ?
-Oui. Je travaillerai seul ?
-Bien sûr. C’est une mission compliquée du point de vue logistique, mais sans aucun risque du point de vue sécuritaire. »
Le commissaire Leroi avait ensuite présenté à Carlier les horaires d’avion et les points purement techniques du voyage, puis les deux hommes s’étaient séparés sur une poignée de main chaleureuse, symbolique du respect mutuel entre les deux hommes. Rémi était rentré chez lui, avait annulé ses réservations de vacances (adieu son trek aux Etats-Unis), et avait commencé ses valises.
Et il était là maintenant, à Funchal, avec une journée de repos devant lui, avant de prendre contact avec les autorités portugaises le lendemain. Carlier regarda sa montre : il était 14h. Il se mit en short et chemise manches courtes, et descendit le grand escalier de marbre de l’hôtel jusqu’à la réception où il demanda à l’employé quels étaient les meilleurs coins de la ville à visiter. L’homme lui donna un plan et entoura ce qui lui semblait le plus pertinent à voir. Carlier le remercia et sortit dans la chaleur de l’après-midi.
Il se promena jusqu’au soir, longea la mer, se perdit dans les rues étroites de Funchal, et visita une charmante église style rococo. Finalement il trouva un restaurant chic où il mangea la spécialité du coin : la spada, un poisson tendre d’eau profonde, panée avec une banane grillée. Il se régala, eut une petite frayeur en voyant l’addition mais régla en priant d’avoir assez d’argent sur son compte en banque, puis rentra dans sa chambre. Il se laissa tomber sur son lit et s’endormit rapidement du sommeil du juste. Après tout, il était encore techniquement en vacances.
Le lendemain matin, la lumière du soleil qui baignait la chambre le réveilla. Il regarda sa montre : il était 6h30. Carlier se leva paresseusement et alla dans la salle de bain faire un brin de toilette. Il termina ses ablutions par une longue contemplation de lui-même dans la glace. En effet, des années d’entraînement dans les services de police alliées à des exercices physiques quotidiens avaient permis à Carlier de conserver la silhouette musculeuse d’un jeune homme, atout qu’il utilisait sans vergogne pour séduire ses nombreux amours de vacances avant de retourner à sa vie parisienne de célibataire.
Carlier s’estima content de ce qu’il voyait, s’habilla et alla prendre son petit déjeuner.
A 9h30 très précises (Carlier était très à cheval sur les horaires), il était devant le commissariat de police de Funchal. Il se présenta à la réception, demanda à parler à Felipe Castro, et on l’emmena au premier étage. Un policier lui fit ensuite signe d’entrer dans le bureau du commissaire. Carlier s’exécuta, et entra. Le commissaire leva la tête de son bureau et, à la vue de Carlier, se leva et vint à sa rencontre.
« Bienvenue, monsieur Carlier, dit-il. Je m’appelle Felipe Castro. Votre commissaire Leroi m’a prévenu de votre arrivée. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez-moi. Pour moi, une coopération parfaite entre les polices européennes est la meilleure chose pour faire reculer la criminalité. »
Il parlait avec animation et bonne humeur. Il prit Carlier par le bras et l’amena à son siège, puis il s’assit à côté de lui. C’était un homme rond, au visage bronzé, bouffi et jovial, qui sentait très fort le cigare. Une gigantesque moustache ornait sa bouche et sa barbe était mal rasée. Pour tout dire, Castro semblait tout droit sorti d’un western spaghetti où il aurait incarné le méchant mexicain. Carlier lui en fit la remarque et Castro éclata de rire avant d’ajouter que s’il était né plus tôt, c’est lui et non Clint Eastwood que Sergio Leone aurait révélé ! Carlier partit d’un grand éclat de rire, et se félicita d’avoir à collaborer avec un bonhomme aussi sympathique. C’était bien différent de ses tristes collègues parisiens ! De plus, Castro parlait un français impeccable, comme la majeure partie du personnel du commissariat de Funchal. Carlier apprécia immédiatement cela comme une preuve de grand professionnalisme et d’attention accordée à la formation des policiers.
Castro offrit un café à Carlier qui l’accepta de bonne grâce. Les deux hommes discutèrent du voyage de Carlier depuis Paris, histoire de nouer des liens, et vers 11h, Castro se leva et proposa à Carlier de le conduire à la prison. Carlier se leva à son tour et suivit le commissaire vers le garage. Castro grimpa dans un vieux 4X4 et fit signe à Carlier de le suivre. Castro démarra et ils sortirent en trombe du garage.
En ce mois de juillet, expliqua Castro à Carlier, le soleil était très fort, et de nombreux touristes venaient pour se faire bronzer. Mais une grande partie pouvait aussi repartir avec des problèmes de peau car le soleil était justement trop fort. Le manque de connaissance des touristes sur ce sujet contribuait donc à faire une mauvaise réputation à l’île et Castro s’insurgeait contre une aussi grande inconscience conduisant à une aussi tragique issue. Carlier ne put s’empêcher de penser qu’il exagérait quelque peu.
Castro conduisait vite dans Funchal. Les STOP et les clignotants semblaient en option, voire même parfois décoratifs. De plus, il ne regardait jamais sa route, mais parlait avec animation à Carlier en le regardant. Le Français gardait alors un œil sur la route pour vérifier qu’aucune plagière en bikini ne faisait les frais de la conduite meurtrière de Castro. Il essayait toutefois de continuer à sourire, mais sentait que le fameux sourire était de moins en moins naturel.
La voiture sortit de la ville et Castro expliqua à Carlier que la prison était un peu plus loin dans les montagnes, à environ une demi-heure de route. Carlier ne demanda pas si le temps était compté en roulant normalement ou à la Castro. Ils passèrent dans une forêt d’eucalyptus, et Castro signala à Rémi qu’ils entraient dans le patrimoine mondial de l’UNESCO. En effet, l’organisation possédait 60% de l’île, qui était un véritable paradis pour végétaux. En effet, tout y poussait, il suffisait de planter une graine et l’arbre grandissait l’année d’après sans plus d’effort. Il suffisait de jeter un Kiwi par terre, et l’année suivante, l’arbre correspondant poussait. Castro expliqua que s’il devait ramener quelque chose de Madère en souvenir, il fallait que ce soit de la terre car il n’en trouverait nulle part de plus fertile. Carlier rit à cette saillie, mais sentit qu’il serait bientôt à court de bonne humeur.
Au bout de 30 minutes de route, ils arrivèrent devant un grand bâtiment gris entouré d’arbres démesurément grands. Castro s’arrêta devant la porte et un garde en uniforme se pencha vers la fenêtre du véhicule. Castro lui montra son badge et lui expliqua en portugais qui était Carlier. Enfin en tout cas Carlier supposa que Castro disait cela, mais sa connaissance du portugais avoisinant le niveau zéro, il ne pouvait en être sûr. Il aurait tout aussi bien pu être en train de lui chanter L’internationale en Portugais pour ce que Carlier en comprenait.
Le garde hocha la tête et fit signe à son collègue d’ouvrir la porte. Le mur d’acier s’ébranla, et le véhicule se retrouva à l’intérieur. Castro le gara et les deux hommes descendirent.
Castro conduisit ensuite Carlier à l’intérieur des bâtiments qui constituaient une vraie forteresse inexpugnable. Il l’amena jusque dans une grande salle grise où il demanda à Carlier de patienter là le temps qu’il aille chercher le prisonnier. Puis il disparut et laissa à son ami le temps d’examiner la pièce grise dans laquelle il n’y avait que deux tabourets, une table et une camera de surveillance. Cela rappela à Carlier pourquoi il aimait se situer du bon côté de la loi.
Castro revint quelques minutes plus tard, accompagné d’un garde, et d’un jeune homme, à l’allure fière et au menton prétentieux, grand et visiblement très fort. C’était Marc Lambruscino, 33 ans, le gentleman du crime, l’Arsène Lupin des temps modernes, le Danny Ocean de Madère. Carlier lui fit signe de s’installer et s’assit en face de lui. Castro resta debout dans un coin de la salle et le garde sortit sur un signe de tête de Castro. Carlier s’éclaircit la gorge et prit la parole.
« Monsieur Lambruscino, dit-il, je me vois dans l’obligation d’organiser votre retour en France, où vous serez jugé pour vol à main armée et grand banditisme. Avez-vous des questions avant que nous commencions ?
-Aucune, » répondit calmement Lambruscino.
Le calme de Lambruscino impressionnait Carlier et l’inquiétait en même temps. Il savait cet homme très intelligent, et supposait que si celui-ci s’était senti en danger, il n’aurait pas affiché un tel calme.
« Bien. Alors commençons. Que faisiez-vous à Madère ? Sans vouloir vous offenser, aller dans un pays de l’Union Européenne quand on est recherché en France est stupide. Surtout que nous sommes sur une île, donc aucun moyen de fuite vers un autre pays.
-Ce que je faisais ici me concerne, monsieur… ?
-Carlier. Rémi Carlier.
-Monsieur Carlier, répéta pensivement Lambruscino. N’étiez-vous pas en charge de la sécurité du paquebot Santa Maria dont j’ai cambriolé la chambre forte en 1997 ? »
Oula, il sait taper là où ça fait mal, pensa Carlier. Il sait exactement comment me déstabiliser et avait entendu parler de moi avant de venir. La prudence est donc de mise car il sait à qui il à affaire.
« Exactement.
-J’espère que tout cela ne prendra pas une tournure personnelle alors.
-Aucun risque. »
Carlier n’allait pas laisser transparaître la moindre once de doute, surtout devant un homme aussi intelligent et ayant autant de ressources que Lambruscino.
« Monsieur Lambruscino, reprit Rémi, que faisiez-vous ici, à Madère ?
-Vous vous répétez…
-C’est parce que je n’ai pas eu de réponse satisfaisante.
-Je ne vous le dirai que seul à seul. »
Castro prit un air offensé et se rapprocha de Lambruscino.
« Vous savez, dit Castro dans son français impeccable, tout ce que vous direz à monsieur Carlier ici présent sera tout de même entendu par les personnes derrière le moniteur de la camera de surveillance, et de toute manière, pour le bien des relations entre le Portugal et la France, je doute que monsieur Carlier garde des informations pour lui tout seul.
-Je suis prêt à prendre le pari, dit calmement Lambruscino.
-Eh bien moi aussi, dit Castro en saisissant Lambruscino par le col et en le soulevant. Vous allez me dire pourquoi vous êtes venu ici !!!!
-Du calme, intervint Carlier. Il est inutile de s’énerver. Felipe, reposez-le. »
Castro s’exécuta et Carlier lui demanda de sortir et de couper la caméra. Castro s’exécuta et une minute plus tard, la petite lumière rouge de ma caméra de surveillance s’éteignit. Rémi se tourna vers Lambruscino.
« Maintenant que la totalité de vos desideratas ont été comblés, dites-moi pourquoi vous êtes ici, dit-il.
-Intéressant, dit Lambruscino, vous êtes prêt à sacrifier les bonnes relations entre deux pays pour satisfaire votre curiosité. Il faudra que vous songiez à travailler pour moi.
-Répondez à la question, murmura Carlier d’une voix glaciale.
-Bien, dit Lambruscino, vous l’aurez voulu. »
Il se pencha vers Carlier.