Sous le soleil de Madère

Chapitre 14
La proposition de Leroi (7 août 2009, 14h à Lisbonne)


            Le ministre Portugais Martinez avait exposé au Conseil de Crise la volonté de Leroi de leur exposer une idée, et le Conseil avait sauté sur l’occasion de trouver de nouvelles pistes pour sortir de l’impasse. Le commissaire Jacques Leroi se retrouva donc ce jour-là devant une commission de 30 personnes sous tension, cherchant à challenger sa solution. Il l’exposa de la manière suivante :

            « Messieurs, dit-il, je vous remercie de m’accueillir ici et de me consacrer du temps pour exposer une idée qui, me semble-t-il, pourrait être salutaire pour la suite de cette crise. Je ne dis pas avoir la solution définitive à la crise qui nous occupe, mais je pense avoir une solution pour neutraliser un certain nombre de menaces, et pour évacuer les touristes injustement tenus en otage par ce régime inhumain. Je crois savoir que vous êtes en contact avec le gouvernement de Marcovi. Ma proposition serait la suivante : qu’il se débarrasse de ses prisonniers civils. En effet, je pense que ses prisons doivent être bondées, et il ne peut pas maintenir l’ordre en exécutant des prisonniers, cela augmenterait le courant de révolte. L’idée est donc de lui proposer d’évacuer les prisonniers en ferry. Nous récupérerions ainsi de nombreux innocents et sauverions des civils.

            -Mais en quoi cette idée nous permet-elle de neutraliser des menaces ? demanda un vieil homme barbu et bedonnant.

            -Eh bien l’idée serait de placer des soldats à bord de ce ferry et de faire un débarquement discret à Madère. Les commandos lâchés sur place pourraient avoir plusieurs effets : neutraliser Marcovi, libérer d’autres civils, et faciliter l’arrivée d’autres troupes.

            -Vous suggérez donc d’attaquer Madère ? demanda un jeune homme.

            -Pas vraiment. Il s’agira plutôt de petites opérations de commandos, destinées à frapper cette dictature là où cela lui fera le plus mal. »

            De nombreux murmures parcoururent l’assemblée. Les avis semblaient très partagés. Finalement, un homme d’une cinquantaine d’années, habillé d’un superbe costume gris, se leva.

            « Quelle est votre solution si nous n’arrivons pas à atteindre Marcovi ? demanda-t-il.

            -Bombarder Madère, » répondit calmement Leroi.

            Le murmure devint un concert d’éclats de voix. Leroi jugea bon de moduler son propos.

            « Une fois que nous aurons évacué les touristes et les civils, bien entendu. »

            Le murmure se calma immédiatement. C’était ce qui inquiétait tous ces hommes : le fait que des touristes soient dans la ligne de mire. Leroi les comprenait. Il avait d’ailleurs eu la même inquiétude.

            « Messieurs, dit-il, un ferry normal mettrait plus de 20 heures pour aller d’ici à Funchal. Marcovi est déjà au pouvoir depuis 3 jours, et je trouve que c’est beaucoup trop. Commencez donc à réquisitionner et équiper un ferry. Pendant ce temps, entrez en négociation avec Marcovi pour lui demander de libérer des civils. Bien entendu, il n’acceptera pas de les libérer tous car il doit se couvrir, mais il voudra sûrement se débarrasser de quelques épines dans son pied.

            -Mais vous rendez-vous compte que vous risquez des vies humaines et des millions d’euros de dégâts dans cette affaire ? demanda un jeune colonel.

            -Nous risquons encore plus si nous ne faisons rien. La situation stagne depuis bien trop longtemps. Bientôt d’autres états qui ont des citoyens en vacances à Madère vont vouloir intervenir. Vous ne voudriez pas que le Portugal aie l’image d’un pays n’ayant pas su gérer la crise ?

            -Parce que vous croyez que c’est en laissant à un Français gérer notre opération de sauvetage que nous allons redorer notre blason ? demanda le jeune colonel avec agressivité.

            -Je pense que oui. Voyez-vous, je connais un jeune journaliste qui pourrait couvrir toute cette affaire et décrire avec quel tact et quelle efficacité votre gouvernement a réagi à la crise. Je ne suis pas ici pour la gloire, je suis ici parce qu’un grand ami à moi est sur place, que je l’y ai envoyé, et que notre pays doit à cet homme de tout entreprendre pour le sauver. Je suis aussi ici parce que je veux que justice soit faite, et que des criminels comme Marcovi se retrouvent devant un tribunal. Enfin je suis ici parce que je veux que des honnêtes citoyens pris en otage puissent retrouver leurs familles sains et saufs. »

            Quelqu’un toussa au fond de la salle. Puis un général aux cheveux gris et à la moustache imposante se leva.

            « Messieurs, nous nous égarons. Le problème ici n’est pas l’image de notre pays, mais bien la vie de centaines de civils. Le bon sens voudrait que nous ne négociions pas avec les terroristes et que nous attaquions, mais les pertes seraient bien trop importantes. Je pense qu’il conviendrait que nous parlions avec ces meurtriers, puis que nous appliquions le plan de monsieur Leroi. Le fait qu’il soit Français n’entre en aucun cas en ligne de compte. J’ai cru comprendre qu’un ami à lui, accusé à tort par notre police, est là-bas. Allons porter secours à tous ces hommes et femmes. C’est la chose la plus décente à faire. »

            Un lourd silence tomba sur la pièce.

            Leroi observa l’homme qui venait de se lever. Il s’agissait d’Eduardo Gonzales, un général Portugais connu et reconnu à l’international pour ses qualités de stratège, et pour ses capacités de négociateurs lors de prises d’otages. Gonzales avait fait partie de chaque cellule de crise pour chaque événement grave ayant touché le Portugal durant les trente dernières années. Son avis était toujours écouté avec attention et respect, et avait toujours apporté des résultats concluants. Leroi sentait qu’il avait potentiellement en cet homme un allié de poids, mais avec lequel il faudrait faire des propositions constructives et concrètes. Mais au moins il s’agissait d’un homme de la même trempe que lui. Leroi nota mentalement de prendre rendez-vous avec le général après la réunion pour se rapprocher de cet homme.

            Voyant que le silence suivant son intervention durait plus longtemps qu’il ne l’aurait dû, Gonzales reprit la parole avec force :

            « Messieurs, j’aurais une proposition à faire, si monsieur le ministre de l’intérieur m’y autorise.

            -Faites mon ami, répondit le ministre.

            -Je propose officiellement au comité de crise de nommer Mr Jacques Leroi commandant en chef de l’opération de sauvetage maritime. Nous allons également lui donner un état-major de crise, dont je tiens à faire partie, mais dont il pourra choisir tous les autres membres parmi les nationalités qu’il souhaite. Il aura ainsi les moyens d’exécuter son plan, qui est à l’heure actuelle le meilleur que nous ayons, comme il le souhaite. Je tiens à préciser que si cette opération échoue, toute la responsabilité incombera à Mr Leroi, et les relations entre la France et le Portugal se compliqueront singulièrement, au risque d’affaiblir l’Union Européenne. Etes-vous prêt à prendre cette responsabilité Mr Leroi ? »

            C’était le genre de décision à ne pas prendre à la légère, et Leroi le savait pertinemment. Il devait être sûr d’être capable de mener son opération à bien dans un contexte où il ne pouvait que naviguer à vue.  Il n’avait pas envisagé pouvoir être mis à la tête de sa propre opération, et n’avait considéré les conséquences d’un échec que d’un œil extérieur. Maintenant que les conséquences pouvaient retomber sur lui, son plan ne lui semblait plus aussi solide. Mais le fait qu’un général aussi expérimenté que Gonzales le soutienne le rassurait et lui donnait plus d’assurance. En effet, malgré les risques, Gonzales était prêt à le suivre et donc à assumer une partie des conséquences à son tour. En effet, si celles-ci étaient inimaginables pour Leroi, en cas d’échec, Gonzales était certain d’être expulsé de l’armée après la grande carrière qu’il avait faite, ce qui équivalait à mourir pour lui qui avait tout donné à son pays.

            Leroi regarda Gonzales intensément. Comment en était-on arrivé à une telle situation ? Lui, un commissaire parisien, allait se retrouver à la tête d’une opération de grande envergure, impliquant des conséquences politiques et humaines qui pouvaient être énormes. Certes, Leroi avait fait l’armée, il avait même été officier et avait mené des opérations de reconnaissance mineures. Il avait de plus reçu un entrainement très éprouvant pour rentrer dans la police. Mais rien ne l’avait préparé à un jour affronter une telle situation. S’il acceptait la responsabilité qui lui était proposée, il ne pourrait plus faire marcher arrière. Peut-être ne dormirait-il plus jamais tranquillement de sa vie. Peut-être se retrouverait-il responsable de la mort de centaines d’innocentes. Peut-être serait-il à l’origine d’un déchirement de l’Union Européenne du fait d’une querelle entre la France et le Portugal.

            Mais d’un autre côté, peut-être réussirait-il à résoudre ce conflit. Peut-être arriverait-il mieux qu’un autre à sortir de cette impasse.

            Il ne savait juste pas, mais faisait partie de ce genre d’hommes qui sont attirés par le défi. Son expérience militaire lui avait appris à saisir les occasions de se surpasser, et à ne jamais tourner le dos à son devoir.

            « Oui, je suis prêt. »

            Les mots étaient sortis presque malgré lui, après ce qui avait semblé être une éternité de réflexion. Sa voix lui semblait distante, comme émergée d’un mauvais rêve. Il ne pensait même pas que cela était possible.

            Un tonnerre d’applaudissements le ramena à la réalité. Il regarda Gonzales qui le fixait d’un air approbateur.

            Leroi ne s’était jamais senti aussi responsabilisé, et il commença à faire mentalement la liste de tout ce que Gonzales et lui devraient entreprendre afin de mener à bien l’opération. Il leur fallait constituer un comité de crise, lancer des négociations donc prendre contact avec l’île, affréter un ferry, former les hommes, équiper le bateau… Leroi comprenait pourquoi pour être un bon militaire, il fallait avant tout être un bon logisticien.

            Quelques instants plus tard, la séance fut levée et Leroi vit Gonzales s’en aller vers la sortie. Leroi le rattrapa et lui saisit le bras.

            « Général, dit-il, je ne connais pas bien votre armée ni les hommes qui la constituent. J’ignore donc quels sont ceux les plus dignes de faire partie de cette commission. Pourriez-vous choisir pour moi ? Je m’en remets entièrement à vous pour cette décision.

            -Bien commissaire, mais je vous en parlerai tout de même au fur et à mesure car au final, cette commission sera sous votre entière responsabilité, et il est fondamental que toute décision soit le reflet de votre volonté. De plus, valider l’entrée des hommes dans la commission vous donnera plus de crédibilité et vous permettra de les mener où vous voulez.

            -Merci pour ces conseils, général. »

            Gonzales hocha la tête et s’éloigna. En regardant partir cet homme à la si haute stature et à la si grande expérience, Leroi se sentit soudain extrêmement seul et très faible. Pourquoi diable avait-il accepté cette responsabilité ?