Chapitre 10
Lisbonne (3 août 2009, 14h à Lisbonne)
Jacques Leroi sortit de l’aéroport de Lisbonne, irrité par une très longue attente à la douane. Il héla un taxi et lui demanda de l’emmener au ministère de l’intérieur portugais. Le chauffeur s’exécuta, étonné de cette destination peu commune. Il s’engagea sur l’autoroute à une vitesse ahurissante, il brûlait les feux rouges, il coupait les lignes blanches et usait et abusait de son avertisseur sonore. Leroi fut soulagé d’arriver au ministère en vie.
Le ministère de l’intérieur portugais était un gigantesque bâtiment de pierres blanches, dont la lourde porte de fer était gardée par deux hommes en costume s’apparentant à celui de CRS. Un gros molosse fort peu sympathique accompagnait ces hommes. Leroi s’approcha d’eux, leur montra sa carte de police, dit qu’il était attendu par le ministre. Les deux hommes le regardèrent d’un air patibulaire, le jaugèrent, puis le laissèrent passer. Leroi entra donc dans ce gigantesque monument (interdit aux touristes, bien sûr) qu’était le ministère de l’intérieur portugais.
Les couloirs du ministère étaient non seulement longs et larges, mais l’absence de tout être humain dedans les rendait encore plus grands. Leroi sentait que l’atmosphère était oppressante. Mais il se dirigea tout de même vers le bureau du ministre, grâce aux indications qu’un des deux gardes de l’entrée avait daigné maugréer. Il frappa à une grande porte blanche de bois et fut invité à entrer en portugais. Il s’exécuta et s’introduisit dans le bureau du ministre. Celui-ci, un grand homme d’une cinquantaine d’années à la moustache frémissante, très bedonnant, se trouvait à son bureau. Il leva les yeux en voyant entrer Leroi.
« Que voulez-vous ? demanda le ministre.
-Je suis le commissaire Jacques Leroi, monsieur. Ma secrétaire a dû vous prévenir de mon arrivée.
-Ah oui, tout à fait, dit le ministre dans un français impeccable. Asseyez-vous. »
Leroi prit place dans un large fauteuil très confortable et le ministre s’assit à côté de lui en lui proposant un cigare. Leroi refusa poliment.
« Alors, dit le ministre, qu’est-ce qui vous amène ?
-Un de mes hommes a été emprisonné dans votre pays. Je ne le crois pas coupable. J’aimerais le voir et pouvoir enquêter à Madère sur ce qui s’est passé. »
Le ministre se leva et marcha vers la fenêtre. Il semblait s’attendre à cette demande de Leroi, et pourtant espérait que celui-ci ne la formulerait pas.
« Voyez-vous, dit le ministre, cet homme a tué un commissaire portugais. Il est coupable. Nous avons des hommes prêts à témoigner que c’est bien lui qui a fait cela.
-Ecoutez monsieur le ministre, je connais Rémi Carlier depuis longtemps, et je peux vous dire que c’est un très bon policier, honnête et droit. Il s’est forcément fait piéger.
-Insinuez-vous qu’il y a des traîtres dans la policer portugaise ?
-Je n’ai rien dit de tel monsieur le ministre, mais avouez que l’affaire vaut bien que l’on se penche dessus. »
Le ministre se rassit près de Leroi et prit un ton grave.
« Ecoutez monsieur le commissaire, dit-il, je ne peux rien faire pour vous. L’affaire de Madère a été bien trop médiatisée, et des têtes doivent tomber. La situation politique est bien trop instable à Madère ces temps-ci pour risquer de créer une révolte.
-Comment cela, la situation est tendue ?
-Eh bien il y a des mouvements nationalistes. Je ne peux pas vous en dire plus… Et maintenant, si cela ne vous embête pas, j’ai du travail. »
Il se leva et raccompagna Leroi à la porte.
« Croyez bien que je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider.
-Puis-je au moins parler à Mr Carlier ?
-Bien sûr. Il devrait être transféré à Lisbonne dans trois jours. Vous pourrez le voir à ce moment-là.
-Merci monsieur le ministre. »
Les deux hommes se serrèrent la main et Leroi sortit du bureau du ministre. Ainsi Carlier était allé à Madère alors que l’ambiance était déjà fumante. Il s’était à coup sûr fait piéger. Leroi sortit dans la rue et huma l’air frais. Il fallait absolument qu’il parle à Rémi Carlier. Trois jours à attendre… Ceci dit, rien de bien spécial ne pouvait se passer en trois jours.
Le commissaire Jacques Leroi logeait dans un luxueux hôtel près du centre-ville de Lisbonne. Sa chambre était gigantesque et meublée avec goût, ce qui fait que, lorsque Leroi se réveilla le lendemain, il mit quelques minutes à réaliser où il se trouvait. Puis il commanda un petit déjeûner. Celui-ci lui fut apporté quelques minutes après par un petit homme trapu et très laid. Leroi le remercia poliment, puis attendit que l’homme soit sorti pour commencer son repas. Il mangea et but tranquillement. Puis il entendit son téléphone. Il se dirigea vers sa veste dans laquelle il avait laissé l’appareil. Il regarda l’écran avant de décrocher et vit que c’était le ministre de l’intérieur Français qui l’appelait. Il décrocha et écouta. Son visage se décomposait de plus en plus au fur et à mesure qu’il écoutait.
Le ministre de l’intérieur portugais se réveilla tard ce matin-là dans les bras de sa jeune secrétaire et amante. Il était épuisé. Il ne lui restait plus qu’un an d’exercice après 15 ans de bons et loyaux services au Portugal. Il regarda sa secrétaire et se rendit compte des avantages qu’offraient sa profession. Il bailla et s’étira avec délice avant de sortir du grand lit où il se trouvait. Puis il se rappela que sa fonction impliquait aussi des responsabilités et décida d’aller vérifier ses messages. Il se leva et se dirigea vers son téléphone qu’il avait mis en silencieux. Il constata avec effarement qu’il avait une vingtaine de message et une cinquantaine de SMS. Tous lui disaient la même terrible chose… Le ministre s’habilla en catastrophe et sortit en trombe de la chambre d’hôtel.
Le lendemain, le texte suivant s’étalait sur un écran d’ordinateur, prêt à être publié :
« Guerre civile à Madère
Un reportage de Mathieu Gentil
4 août 2009
S’il y a un endroit sur terre où vous ne devez pas aller cet été, c’est bien l’île de Madère. En effet, ce petit paradis qui abritait des criminels comme Marc Lambruscino et Rémi Carlier il y a quelques jours est maintenant le théâtre d’une guerre civile.
Cette nuit à 5h du matin, un groupe d’hommes armés a attaqué l’aéroport de Madère et immobilisé tous les avions au sol. Ils ont également interdit à tous les avions à destination de Madère de rebrousser chemin sous peine de les mitrailler une fois qu’ils auraient atterri. Il semble qu’il y aurait 150 touristes pris en otage à l’aéroport de Funchal. Le gouvernement portugais est actuellement en négociation avec les terroristes pour rapatrier les otages sur le sol portugais.
A 6h ce matin, un autre commando a attaqué la mairie de Funchal et a pris le maire en otage. Tous les commissariats ont été attaqués en même temps et ont été neutralisés violemment. La rumeur court que quelques policiers se sont réfugiés dans les montagnes pour ne pas être fusillés. Il y aurait eu quelques centaines de morts cette nuit d’après des touristes que nous avons eus au téléphone. Maintenant toutefois, toutes les lignes entre le continent et Madère ont été coupées. Le réseau des téléphones portables a également été désactivé, probablement pour que les terroristes aient plus d’intimité. Mais que veulent-ils donc ces terroristes ? La réponse est simple : rien. Ou plutôt tout ce qu’ils ont déjà.
Un homme nommé Rui Marcovi, madérien de naissance, s’est autoproclamé gouverneur de Madère lors d’une allocation pirate à la télévision portugaise ce matin. Il a déclaré que « Madère était désormais une île indépendante économiquement et politiquement ». Cette déclaration a bien sûr été diffusée partout dans le monde et le gouvernement portugais se réunira en session extraordinaire en début d’après-midi pour décider de la marche à suivre. Mais une autre question se pose : comment ceci est-il possible ? Comment un homme peut-il avoir assez d’argent pour entretenir une petite armée ? Car prendre le pouvoir est une chose, mais le garder est une autre. Nul doute que les autorités portugaises comptent sur l’épuisement de la fortune de Marcovi pour récupérer au plus vite l’île.
Toujours est-il que plusieurs centaines de touristes internationaux sont maintenant bloqués sur le sol madérien, sous le joug d’une dictature très jeune, et donc dans sa période la plus sanglante. Nous ne pouvons malheureusement que prier pour le sort de ces personnes innocentes.
Cette situation encourage bien sûr les plus folles suppositions. Par exemple, la présence du policier Français Rémi Carlier et de Marc Lambruscino juste avant cette crise est-elle une coïncidence ? Ont-ils eu un rôle dans cette affaire ? Ce sont des points que je m’engage à éclaircir. Je serai pendant le temps qu’il faudra l’envoyé spécial de la rédaction à Lisbonne pour suivre l’évolution des événements. »
Mathieu Gentil envoya le mail contenant ce texte et redressa la tête. L’horloge de son bureau indiquait midi. Il fallait qu’il parte pour l’aéroport. Il se leva, prit sa veste sur le dossier de sa chaise et sortit de son bureau. Une fois dans la rue, il héla un taxi et lui demanda de l’amener à l’aéroport d’Orly. Le chauffeur s’exécuta.
Mathieu Gentil était un homme de 25 ans, de taille moyenne et au teint très clair. Il avait fini ses études de journaliste deux ans auparavant et travaillait au journal Le Monde depuis ce temps-là. Il était très vite devenu réputé pour sa verve et sa capacité à dénicher des affaires très intéressantes, et à les rendre encore plus intéressantes. Il savait que s’il arrivait à tourner cette histoire de guerre civile à Madère de la bonne manière, il pourrait accéder au rang de rédacteur en chef dans l’année. Et Mathieu caressait fortement cette ambition.
Le taxi arriva à l’aéroport 30 minutes plus tard, et Mathieu se précipita dans le hall. Il n’était pas en avance. Il réussit tout de même à embarquer à temps. Il s’envola quelques minutes plus tard pour Lisbonne. Pour sa gloire également, espérait-il.